Anna de Noailles - L' Honneur de Souffrir
L’honneur de Souffrir, d’ Anna de Brancovan, Comtesse de Noailles, (1876 – 1933) a paru en 1927 et a connu de très nombreuses rééditions. Sur la couverture, une phrase tirée de l’Antigone, de Sophocle : « J’aurai plus longtemps à plaire à ceux qui sont sous terre qu’à ceux qui sont ici ».
I
- Dans l’âpre solitude où tu vis désormais,
Faut-il que jamais plus nul désir ne pénètre ?
- Je suis seule, en effet, et suis digne de l’être.
J’habite la ténèbre où sont ceux que j’aimais.
- Que fais-tu des vivants ?
- Plutôt que de descendre
A des choix moins parfaits, je préfère les cendres.
- Ne veux-tu plus goûter d’exaltantes saisons ?
- L’instinct est un bonheur qui n’est pas la raison.
Pour l’esprit renseigné, comblé triste et lucide,
Tout est douleur. La mort a des sucs moins acides.
- Pour supporter le jour, ou ne le point haïr,
N’est-il pas de plaisir dont tu veuilles jouir ?
- La volupté contient les choses infinies :
La musique, les cieux, la gloire, l’agonie.
Mais ne recherchant pas d’éphémères essais,
Je veux gémir encor des plaisirs que je sais.
- Rien ne fléchira donc ta plaintive exigence,
O corps plein de savoir, esprit plein de refus ?
Ne te reste-t-il rien du trésor que tu fus,
Et que tu répandais, même par négligence !
Rien ne te reste-t-il ?
- Non, rien. L’intelligence.
II
Ainsi la vie simple et savante,
L’exaltante splendeur des cieux,
Nos regards qui jouaient entre eux,
Notre loyauté, ma constante
Tendresse, mon cœur soucieux
De toi, dont j’étais dépendante,
- Puisque tu me laisses vivante
Alors que se sont clos tes yeux,
III
Chaque jour j’entends qu’en silence
Se détache insensiblement
De mon être quelque élément
Dont se composait ma puissance.
Chaque heure dérobe à mon sort
Un peu du radieux mystère
Que mon orgueil n’a pas su taire,
Et qui fit mon nombreux essor !
Je sens, à toutes les minutes,
S’élancer de mon cœur secret
L’agile joueuse de flûte
Dont le mouvement t’enivrait,
Et, tandis que sur l’humble rive
Je semble retenue encor,
Je cours, frustrant les cœurs qui vivent,
Vers l’allégresse de la mort !
« A ma chère amie Mademoiselle Weimann
dont l’intelligence et le cœur me sont également chers -
et qui sait toute mon affectueuse gratitude. Anna de Noailles »
(collection LB)